samedi 31 mars 2007

Livre: Hundehoved


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Littérature: Présentation d’une œuvre

Morten RAMSLAND

Hundehoved

En mai 2005, l’auteur danois Morten Ramsland publia son deuxième roman Hundehoved - Tête de chien -, sept ans après Rêves d’acacia. Ramsland, né en 1971, fit ses débuts en 1993, avec le recueil de poèmes Quand les oiseaux s’éloignent. Trois livres pour enfants font également partie de son œuvre. Tête de chien, grand succès critique et publique au Danemark, a déjà été vendu dans une douzaine de pays à travers le monde et sortira en traduction française en 2007, chez Gallimard. Le livre a récemment obtenu le Grand Prix des libraires danois.

« Quelque part dans l’est de l’Allemagne mon grand-père paternel traverse une plaine en courant. » La première phrase du roman de Morten Ramsland est fondamentale, dans tous les sens du mot : le 5 mars 1944, à l’aube, le grand-père du narrateur s’échappe du camp de concentration de Sachsenhausen avec un ami. Les soldats allemands et leurs chiens sont à ses trousses. Tout aurait pu s’arrêter là, note le narrateur, Asger, qui naîtra vingt-sept ans plus tard ; en 1971, comme son auteur. En effet, tout aurait bien pu s’arrêter là, parce qu’Askild Eriksson, le grand-père, et son ami, Herman Hemning, se font rattraper par les Allemands qui décident, comme un jeu, de ne laisser survivre qu’un seul des deux fugitifs : celui qui tuera l’autre. Le gagnant sera Askild, homme condamné au meurtre, et désormais marqué par une profonde culpabilité innocente.

À partir de cet événement primordial, la honte et le remords hanteront la famille dano-norvégienne Eriksson qu’Askild fonde dans la douleur après son retour d’Allemagne. Revenu à Bergen, sa ville natale, il réussit à obtenir la main de Bjørk, fille du grand armateur Thorsten Svensson qui, à la suite d’une faillite et d’une hémorragie cérébrale causées par la guerre, n’est plus en mesure de s’opposer à la liaison entre cet homme rustre, fils d’un simple navigateur, et sa fille cadette, relation timidement commencée quelque temps avant la captivité d’Askild. À cette époque, c’est-à-dire bien avant le meurtre forcé de son ami, l’innocence du jeune ingénieur en génie maritime était déjà profondément entachée : car, Askild Eriksson n’a été envoyé en camp de concentration ni comme juif ni comme opposant au nazisme. Non, en fait au cours de ses études Askild s’était enrichi en faisant de la contrebande, activité qu’il avait poursuivie après l’occupation de la Norvège jusqu’au moment où il s’était fait arrêter pour avoir essayé de vendre à l’armée allemande une cargaison de bois de construction volée dans ses propres entrepôts.

Comme le signale la première phrase du roman, l’histoire des Eriksson est une histoire à risque : au début, tout ne tient qu’à un fil. « La réalité n’est pas pour les enfants », dira plus tard le grand-père à ses petits-enfants Asger et Stinne, c’est-à-dire au narrateur et à sa sœur. Entre-temps, Askild Eriksson est devenu père de famille, alcoolique et peintre cubiste. Il passe en outre sa vie à se faire licencier de chantier naval en chantier naval parce que ses dessins professionnels débordent d’une imagination artistique peu pratique dans la construction des bateaux. En revanche, cette imagination fait défaut à son travail nocturne d’artiste peintre où les vapeurs de térébenthine se mélangent à son haleine alcoolisée sans vraiment faire œuvre. À cause des licenciements réguliers d’Askild, les Eriksson s’habituent d’ailleurs vite aux déménagements : après avoir fait le tour des grandes villes maritimes norvégiennes, ils finissent au Danemark, d’abord à Ålborg, au nord, et ensuite à Odense, sur l’île de Fionie.

À Odense, la ville natale du grand conteur danois H. C. Andersen, la vie change pour les trois enfants d’Askild et Bjørk : Niels, l’aîné, Anne Katrine, sa sœur retardée, et Knut, le petit frère. Chez les Eriksson, les hommes sont presque toujours marqués par le désir de s’enfuir de leur responsabilité, de leur origine, des femmes et de leurs propres envies. Pour Niels – appelé Flapøre, Feuille de chou, à cause de la taille de ses oreilles –, il importe surtout de ne jamais finir comme son père. Par conséquent, il se plonge dans des études commerciales, fait la connaissance de la fille d’un encadreur – dans laquelle il reconnaît une jeune femme vaguement féerique qu’il avait rencontrée quelques années auparavant, au cours d’une longue errance forestière, étant sous l’influence des champignons hallucinogènes – et devient rapidement père lui-même, par accident. Puis, il entreprend une carrière dédiée au dépècement d’entreprises et à la fraude fiscale. Son petit frère, Knut, choisit pour sa part, à l’âge de quatorze ans, une autre tradition nordique, plus ancienne celle-là : il s’engage comme matelot et s’échappe ainsi dans le grand « nulle part » de la mer, laissant seule à la maison familiale, Anne Katrine, la sœur retardée, dont les désirs encombrants ne trouveront jamais de véritable issue.

Le seul vrai problème des Eriksson est, si l’on veut, la réalité. « À cette époque-là, le monde était réel », dit encore le grand-père Askild à ses petits-enfants, en parlant des volées de coups paternelles de sa propre enfance. « Il n’y a pas de malheur si grand qu’on ne puisse y échapper », chuchote de son côté le spectre de l’arrière-grand-père maternel - Rasmus Svensson, appelé Rasmus les Crocs, en l’honneur de ses méthodes commerciales - dans les gigantesques oreilles de Niels, le soir de la naissance de la sœur de celui-ci, quand il se trouve comme d’ordinaire sous l’évier en train de dessiner les petits monstres qui sont l’insigne de son enfance. Les conseils de Rasmus les Crocs, finement dépourvus de considérations éthiques, traversent la boue, les feuilles et autres saletés que les enfants des différents quartiers norvégiens ont pris l’habitude de mettre dans les oreilles de Feuille de chou, et retentissent ensuite dans le récit que s’applique à faire son fils, Asger, de toutes ces histoires familiales qui ne supportent pas toujours la lumière du jour.

La narration de Hundehoved commence pour Asger au moment où il revient d’Amsterdam, après un exil de sept ans consacré à une vie d’artiste peintre qui n’a laissé que des toiles blanches. Avant même son départ pour Amsterdam, son père, Niels, et son grand-père, Askild, ont déjà disparu : le premier dans un accident au Mont Blakhsa, dans l’Himalaya, accompagné de sa maîtresse, une aventurière dano-canadaienne, et le deuxième d’un cancer de l’estomac qui lui offrit, pour en finir avec la vie, une paix aussi tardive que paradoxale. Si Asger revient, c’est surtout parce qu’il se sent appelé par les étranges envois de sa grand-mère mourante : Bjørk, la veuve d’Askild, qui rompt par ses cartes postales excentriques un silence de dix ans, survit à présent seulement grâce aux boîtes de conserves en provenance de Bergen, contenant l’air pur de sa ville natale qu’un membre de la famille de Norvège prend le soin de lui envoyer une fois par semaine. Avec le retour d’Asger, les histoires interdites rentrent également à la maison, c’est-à-dire au fond de ces choses erikssoniennes cachées depuis toujours, enrichies maintenant de la légende d’un vrai trésor familial enfoui. De la bouche de sa grand-mère, Asger entend donc le récit de ces relations maudites qui furent en fin de compte aussi, doit-il reconnaître vers la fin, « le mastic qui maintint notre famille ». Ensuite, il les fait repartir une fois de plus, en racontant tout ce qu’il entend à une autre paire d’oreilles encore, celle de sa sœur qui ne fait pas toujours confiance aux anecdotes familiales qu’offre son frère. Par cet héritage des oreilles, Asger réussit à refaire ce tableau des Eriksson dont la représentation échappait à Askild, le premier peintre. Peut-être arrive-t-il même à se réconcilier avec le souvenir de cette tête de chien qui donne au roman son titre, être aussi simplet que dévorant qui se cachait toujours dans un petit espace sous l’escalier – jusqu’au soir où Asger fut le témoin coupable de son agonie, avec des conséquences effrayantes aussi bien pour lui-même que pour toute la famille.

Ainsi, le livre de Morten Ramsland offre une vaste histoire de la culpabilité et de la honte dans leurs versions scandinaves modernes. Par là, il rappelle également certains des plus grands romans familiaux de la deuxième moitié du 20e siècle : Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez et Les enfants de minuit de Salman Rushdie, notamment, mais aussi Le monde selon Garp de John Irving et L’oratorio de noël de Göran Tunström. « Ne laisse pas l’obscurité te traverser », dit un jour Niels, Feuille de chou, à son fils Asger, le narrateur : « C’est beaucoup mieux de traverser l’obscurité soi-même. »

Christian Bank Pedersen, Maître de langue
Christian-Bank.Pedersen@univ-lyon2.fr

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