mardi 30 octobre 2007

Søren Kierkegaard aujourd'hui : son impact sur la philosophie française moderne

Leif Bork Hansen, écrivain et spécialiste de Kierkegaard, parle du grand philosophe danois et met ses pensées en relation avec la philosophie française moderne.

Jeudi 15 novembre de 13h à 15h
Université Charles-de-Gaulle Lille 3
U.F.R. d'études germaniques, section scandinave
Salle R1 (près de la maison de la recherche)

Pour plus de renseignements: martine_ingvorsen@hotmail.com

mercredi 17 octobre 2007


Knud Romer, Cochon d’Allemand

Knud Romer est né en 1960. Cochon d’Allemand est son premier roman, paru au Danemark en 2006 sous le titre de Den som blinker er bange for døden (Celui qui cligne des yeux a peur de la mort, littéralement). Le livre a reçu de nombreux prix, dont le Grand Prix des libraires danois.

Dans l’histoire du roman européen, il y certains lieux mythiques auxquels on n’échappe pas. Ce sont d’étranges bâtisses littéraires. Comme le château dont s’approchent Jacques le Fataliste et son maître dans le roman éponyme de Denis Diderot, œuvre à laquelle l’auteur français travailla pendant une petite vingtaine d’années, jusqu’à sa mort en 1784. Au début des déambulations que raconte Jacques le Fataliste et son maître, les deux personnages principaux se trouvent embarqués dans une de leurs nombreuses disputes quand le narrateur décide de les interrompre par un orage. Ensuite, il les laisse s’acheminer « vers…oui ; pourquoi pas ?...vers un château immense, au frontispice duquel on lisait : « Je n’appartiens à personne et j’appartiens à tout le monde. Vous y étiez avant que d’y entrer, et vous y serez encore quand vous en sortirez. » — ».

En effet, comment faire pour ne pas passer sa vie dans ce château, même quand on n’y est pas ? On s’y trouve avant d’y entrer, on n’en sort que pour y rester. Et chez l’auteur tchèque Franz Kafka, la situation devient encore plus démoniaque. Dans son dernier roman inachevé, Le Château — publié pour la première fois en 1926, deux ans après la mort de l’écrivain —, Kafka recrée l’habitation seigneuriale de Diderot pour la rendre davantage inaccessible. Quoi qu’on fasse, dans l’univers kafkaïen on reste toujours aussi loin de l’étrange château qu’on en est près, et vice-versa : pour y accéder, il faut déjà en faire partie, pour en faire partie, il faut y être.

Peut-être un tel château est-il le destin de tout le monde. Dans Cochon d’Allemand de Knud Romer, la petite ville danoise de Nykøbing Falster apparaît comme un lieu d’habitation aussi fatal que les demeures de Diderot et de Kafka, quoique d’une manière plus agro-industrielle, typique du paysage danois de la deuxième moitié du 20e siècle :

Nykøbing Falster est une ville si petite qu’elle se termine avant même d’avoir commencé. Quand on est dedans, on ne peut pas en sortir, et quand on est dehors, on ne peut pas y entrer. Dans les deux cas, on se retrouve du mauvais côté, et la seule preuve de son existence est l’odeur qui imprègne les vêtements : en été ça sent les engrais, en hiver la betterave à sucre. C’est à cet endroit que je naquis en 1960, et c’était la façon la plus sûre de ne pas exister du tout.

À en juger par Cochon d’Allemand, Nykøbing Falster est donc aussi accueillant qu’un petit trou sombre creusé dans la terre. On n’y trouve rien, à part la possibilité de trébucher. Selon le narrateur, cette ville est le piège qui constitue l’origine de sa vie : plate, hostile et hantée tant par le vent fort de la mer Baltique que par la fiente des oiseaux migrateurs, Nykøbing Falster n’inspire que de l’angoisse.

Pour quitter un endroit pareil, et si possible acquérir une existence véritable, il vaudrait probablement mieux le transformer en fiction. Ce que fait Knud Romer dans son roman autobiographique. Il y raconte l’histoire de sa famille, dès le début du 20e siècle et à même la frontière, symbolique et réelle, qui sépare le Danemark de l’Allemagne. En fait, on pourrait dire que Knud Romer le narrateur est d’origine artistique et passionnelle par sa mère allemande et d’origine provinciale et névrosée par son père danois. Des deux côtés de la frontière, il y a un grand nombre d’espoirs déçus, de recommencements, de merveilles et de morts, et ce, avant même que les parents du narrateur ne se rencontrent pour ensuite concevoir le petit Knüdchen et le faire atterrir dans cet enfer mouillé et paysan qui porte donc le nom de Nykøbing Falster.

C’est là qu’il est né et c’est là qu’il se fait persécuter, harceler et, par moments, tabasser pendant l’intégralité de son enfance. Pour ses camarades d’école, pour la ville entière, il n’est qu’un simple « Co-chon d’Allemand ! Co-chon d’Allemand ! Co-chon d’Allemand ! ». Dans cette province danoise de l’après-guerre, un Allemand est une abjection. Peu importe alors que la mère du narrateur ait fréquenté la résistance allemande, et que ses amis furent exécutés par le régime hitlérien. À Nykøbing Falster, elle reste l’ennemie, une Nazie à laquelle la famille du père fait interdire par la justice l’usage du nom Romer.

Ainsi, l’enfance de ce garçon fils de l’innommable équivaut à une exclusion totale : c’est une solitude en famille, à trois, où la mère se console avec des classiques de la chanson populaire allemande, accompagnés de verres de vodka, avant de laisser tout sombrer dans la colère et l’amertume. Le père, quant à lui, porte sa profession d’assureur jusque dans les recoins de son être : protestant dans l’âme, il retient tout et n’admet pas d’autre monde que celui qu’on peut mesurer en risques calculables. Entre les deux, le narrateur essaie de ne pas faire de bruit, même quand le monde s’ouvre à lui grâce à sa première petite radio de poche, appareil qui en 1974 le fait finalement sortir du 19e siècle ambiant.

Dans Cochon d’Allemand, il y a de nombreuses violences qui laissent leurs traces sur la peau. Tantôt ces traces sont figuratives, tantôt elles sont bien réelles. Elles vont de la joue balafrée d’un grand-père allemand — mémoire déambulante d’une ère des points d’honneurs et des duels — jusqu’à la voix maternelle qui, rendue aiguë et coupante comme un couteau par la douleur, s’incruste sur son visage et transperce le fils. Parmi ceux qui ont la peau abîmée, on trouve l’étrange cas de l’oncle Helmuth chez qui la violence, si l’on veut, ressort par le corps : longtemps après la fin de la guerre qui défigure pour toujours plusieurs membres de la famille, cet oncle reste farci de petits morceaux de grenade qui sortent de sa peau « à intervalles réguliers ». De ces éclats, il fait cadeau à son neveu. Curieusement, l’oncle Helmuth est radiologue de profession, et il passe donc sa vie à contempler ce qui se cache dans le corps de gens. Peut-être est-ce pour cela que le petit Knud garde soigneusement tous les petits éclats que son oncle lui offre. Effectivement, ces fragments d’une grenade sont comme les multiples morceaux sous forme de vignettes qui constituent l’histoire familiale qu’il raconte, et ce, avec une grande inventivité littéraire. À la fin, Knud Romer rassemble tous les bouts pour en faire une nouvelle forme, son explosif à lui. Dans cette grenade, il met son existence entière. Aux lecteurs de découvrir s’il réussit à tout faire éclater.

Notons, pour terminer, la curiosité historique, que Franz Kafka, lui aussi, a vu les paysages de Falster. En juillet 1914, ce dernier passa quelques jours à l’hôtel de la station balnéaire de Marielyst, située non loin de Nykøbing. Ce séjour a laissé une petite trace dans une lettre de l’auteur, destinée à ses amis Max Brod et Felix Weltsch. De Marielyst, il écrit : « Plage assez déserte, avec quelques Danois vraiment étranges. » Sait-on jamais, peut-être quelque membre lointain de la famille Romer se trouva parmi ces curieux Danois que vit Kafka, un jour sur la plage.

Christian Bank Pedersen, Maître de langue
Christian-Bank.Pedersen@univ-lyon2.fr

Knud Romer, Cochon d’Allemand
Traduit du danois par Elena Balzamo
Éditions Les Allusifs
187 pages, 16 €