samedi 31 mars 2007
L'Exception
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Christian JUNGERSEN
L’Exception
Le 9 avril 1940, à quatre heures et quart le matin, le Danemark fut envahi par l’armée allemande nazie. Environ deux heures plus tard, le gouvernement danois renonça officiellement à toute résistance. Lors de cette guerre qui n’eut pas lieu, seize Danois perdirent la vie et vingt-trois autres furent blessés.
Après l’« occupation pacifique » du pays — une parfaite contradiction dans les termes —, le gouvernement entama une politique de collaboration, politique largement soutenue par la population danoise. En fait, ce ne fut qu’en 1943 que l’opinion publique commença à se détourner de cette étrange co-existence avec l’agresseur et ce, surtout après les nouvelles des défaites subies par l’armée allemande depuis la fin 1942, notamment en Afrique du Nord et sur le front de l’Est. En août 1943, des révoltes dans plusieurs villes danoises entraînèrent une intervention de la part de Hitler lui-même, réclamant l’instauration de l’état d’urgence ainsi que la peine de mort pour les résistants saboteurs. Le gouvernement danois refusa et démissionna le 29 du même mois, ce qui mit définitivement fin à la politique de collaboration.
La nuit du 2 octobre 1943 eut lieu la rafle des Juifs danois. Pour plusieurs raisons — entre autres une retenue opportuniste de la part du plénipotentiaire allemand au Danemark, Werner Best —, le nombre de Juifs arrêtés lors de cette action fut très bas, se limitant à environ 450. La grande majorité de la communauté juive danoise, autour de 7000 personnes, réussit à se réfugier en Suède. Cette évasion — sur des bateaux de pêcheurs — fut organisée avec l’aide de nombreux Danois. En tout, environ 50 Juifs danois moururent dans le camp de concentration de Theresienstadt.
Les Danois, étaient-ils du côté des justes pendant la Seconde Guerre mondiale ? Malgré la longue période de soutien à la politique de collaboration, l’aide donnée aux Juifs danois fut finalement réelle. Et elle fut également une exception, compte tenu de l’effroyable efficacité de la machine meurtrière mise en marche par le régime nazi. Alors, les Danois peuvent peut-être se permettre d’oublier le fait que très peu des Juifs fuyant l’Allemagne trouvèrent refuge dans le pays durant les années 1930, les lois de l’immigration étant particulièrement dures. « Notre petit pays », dit le politicien social-démocrate K. K. Steincke en 1938, « n’est en aucun cas en mesure de contribuer de façon essentielle à la solution de la soi-disant « question des Juifs », si tant est qu’une telle solution existe. » Steincke fut, entre autres choses, l’un des principaux fondateurs du modèle social qui se développa dans les années d’après-guerre sous la forme de l’État-providence danois.
De façon plus ou moins implicite, ces questions refont surface au début du deuxième roman de l’écrivain Christian Jungersen, L’Exception, paru en danois en 2004. Après un premier roman sur la psychologie de l’amitié — Taillis, publié au Danemark en 1999 —, Jungersen se penche dans son nouveau livre sur la catastrophe majeure de notre temps, les génocides. À travers l’histoire des cinq personnages travaillant dans une institution danoise consacrée à la recherche et à l’information sur les meurtres organisés du 20e siècle, Jungersen ouvre les portes d’un microcosme du mal : au Centre danois d’information sur les génocides on trouve Malene, responsable de projet, Iben, son amie et chargée de communication, Anne-Lise, documentaliste, Camilla, secrétaire, et Paul, directeur de l’institution. Tous les cinq passent leur vie professionnelle à étudier la psychologie du bourreau et l’atroce esprit du communautarisme haineux. Ils sont donc tous familiers avec la logique perverse du meurtrier qui fait un monstre de sa victime innocente. Et ils connaissent presque par cœur l’itinéraire sinueux du tueur qui le mène parfois jusqu’au point où il supplie sa victime d’avoir méritée la « punition » qu’il va lui infliger.
Il est alors peu surprenant qu’au début du parcours raconté par le roman de Jungersen, Malene ressente une envie profonde de consacrer une exposition aux exceptions, si rares, qui se sont manifestées au cours de la Seconde Guerre mondiale : les bateaux danois qui traversèrent le Sund jusqu’aux côtes suédoises, le berger polonais qui creusa un abri souterrain pour seize survivants du massacre du ghetto de la ville de Radin… « « J’ai pensé », dit Iben au sujet de cet événement, « qu’on pourrait intituler l’exposition : « Chacun d’entre nous peut faire la différence » Puisque le but de l’exposition, ce n’est pas seulement de conserver une page du passé, mais de transformer l’avenir. Ça soulignerait cet aspect-là. » » Malheureusement, au Centre danois d’information sur les génocides, tout le monde ne veut pas faire la différence en ce sens-là. Au contraire, dans ce thriller sur le mépris quotidien de l’autre, chacun se voit rapidement soumis à ces « règles » de la haine qu’il s’efforce d’ordinaire à éclaircir, jour après jour. Ainsi, de façon perverse, une différence sera effectivement faite. Et l’avenir en sera transformé, pour le pire.
En effet, au moment même où elles contemplent l’exposition sur les hommes et les femmes qui s’opposèrent au meurtre industrialisé organisé par les Nazis, Iben et Malene reçoivent, comme par hasard, des menaces par courrier électronique, menaces faisant référence à l’histoire des génocides en général et à l’extermination des Juifs en particulier : parce que les deux femmes sont, respectivement, « hypocrite[s] » et « vouée[s] au mal », l’auteur des e-mails les condamne à la mort. Et il promet de la leur donner prochainement. D’où proviennent ces messages ? Est-ce qu’ils ont été rédigés par ce criminel de guerre serbe sur lequel le Centre a récemment publié plusieurs articles ? Où la source est-elle plutôt à trouver à l’intérieur de leur propre monde ? Parce qu’au Centre danois d’informations sur les génocides il y a bien évidemment aussi des « intrus » dont il vaudrait mieux se méfier. Effectivement, les « étrangers » menaçants sont partout.
Quelque part entre l’une et l’autre possibilité, Malene et Iben se perdent dans une spirale de paranoïa et de haine, spirale tant élémentaire que dangereuse. Par là, et au moyen surtout d’un perpétuel changement de perspective — le point de vue est alternativement celui d’Iben, de Malene, d’Anne-Lise et de Camilla —, Christian Jungersen livre une subtile étude romanesque de l’acte destructeur, cet acte qui se fait au quotidien et dont le coupable souhaite parfois lui-même ignorer l’accomplissement.
Christian Bank Pedersen, Maître de langue
Christian-Bank.Pedersen@univ-lyon2.fr
Christian Jungersen, L’Exception
Traduit du danois par Inès Jurgensen,
Éditions Denoël, 731 pages, 25€
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