mercredi 8 octobre 2008

Merete Pryds Helle, Oh Roméo

Merete Pryds Helle est née en 1965. Depuis ses débuts en 1990, avec un recueil de nouvelles intitulé Vers un autre calme, elle a publié une dizaine d’œuvres en prose au Danemark. Parmi ses publications figurent notamment les romans Élodée et Folie pure, parus en 1996 et en 2005, respectivement. Dans les textes de Merete Pryds Helle, les liens et les écarts entre la nature intérieure de l’homme et celle qui l’entoure jouent un rôle fondamental. Souvent, la raison s’y trouve déjouée par ses propres sens.

L’auteure viendra à la Maison du Danemark, à Paris, le 17 mars 2009, en compagnie du romancier Ib Michael. À cette occasion, les deux écrivains se rendront également à la Sorbonne, Paris IV.

D’un côté, il y a Juliette, une jeune femme danoise d’origine, disons, danoise. De l’autre, il y a Roméo, un jeune homme danois d’origine iranienne.

Juliette rédige une thèse en médecine légale, et passe ses journées à fouiller avec les mains dans des corps complètement immobiles, afin d’analyser les différentes manières dont on peut mourir d’une lésion du crâne. Ainsi, elle s’y connaît en langage «des os et des muscles» de ceux qui ne bougent plus. Mais elle n’a pas encore réussi à trouver quelqu’un qui pourrait «animer» sa propre peau «sous des caresses». Elle habite seule dans un appartement au centre de Copenhague. Il y a un balcon. Elle finira sans doute allongée sur une des tables de son lieu de travail.

Roméo est chauffeur de taxi et circule dans les rues de la capitale danoise avec des touristes étrangers sur la banquette arrière. Lui aussi s’y connaît en la science pratique des corps morts, ayant servi comme enfant-soldat pendant l’opération Karbala 5. Il aimerait devenir médecin. Il ne le sera pas.

Réécrire, au début du 21e siècle, la tragique histoire de Roméo et Juliette, vieille d’environ cinq siècles, ne témoigne sûrement pas d’une très grande confiance dans le progrès de la nature humaine. Chez Merete Pryds Helle, les deux amants se rencontrent comme tout le monde, par hasard : un jour, Juliette oublie son sac à main dans le taxi de Roméo. À partir de là, on connaît l’histoire, surtout la fin. Et les personnages jouent leur rôle à perfection.

Cependant, Oh, Roméo est, comme l’indique le titre, à la fois une plainte désespérée et une ironie criante. Ici, il n’y a pas des Capulet ni des Montaigu — les noms traditionnels des ennemis qui font l’histoire de la tragédie —, mais seulement des familles anonymes déjà clivées de l’intérieur : de manière assez caricaturale, et donc réaliste, Merete Pryds Helle présente deux tribus qui ne se connaissent pas, deux tribus, en effet, qui n’ont jamais vraiment entendu parler l’une de l’autre. Pour cette même raison, principalement, elles se haïssent.

Au Danemark, tout le monde est danois, mais certains sont un tout petit peu plus danois que les autres : parmi les Danois qui sont sérieusement danois, on trouve le père de Juliette, maçon à la retraite et candidat aux élections municipales pour le parti national, le Parti du Drapeau Danois. Sa femme, également danoise en ce sens, est propriétaire d’un magasin de fleurs, boutique qu’elle gère à l’aide d’assistants et de vin aussi blanc que ses enfants, Juliette et Thibald. Politiquement, le frère de Juliette se situe à droite de son père, et se distingue ainsi comme le primus inter pares de cette version du Danois. Il rêve de devenir acteur, évidemment inconscient du rôle de bouffon violent qu’il joue déjà. Par ailleurs, il sera acteur quand Roméo deviendra médecin.

Le père de Roméo, pour sa part, est arrivé avec sa famille au Danemark en 1987, après le retour de guerre de l’enfant-soldat. Puis vinrent, au fil des années, son frère et sa famille à lui, des cousins et des cousines. À présent, le père de Roméo enseigne dans une école coranique, en essayant, discrètement, «de définir en lui-même le sentiment d’incarner la lumière divine», comme le note le paratexte du roman, intitulé «Personnages». Ce texte présente l’ensemble de l’univers dramatique à suivre, tantôt avec une formidable ironie, tantôt avec un pathos minimaliste.

Jusqu’à un certain point, les caricatures que fait voir Pryds Helle sont à couper au couteau. (Et oui, deux d’entre eux le seront : d’abord Mercutio, cousin de Roméo, poignardé à mort lors d’une altercation avec Thibald, et ensuite Thibald, tué par Roméo au cours d’un règlement de comptes qui dégénère). Bien entendu, au Danemark il y a des nationalistes aussi incultes qu’inoxydables, tout comme il y a des théocrates dont la fibre démocratique ne vibre qu’à la demande, si tant est qu’elle existe.

Mais comment faire une œuvre littéraire de deux extrêmes qui sont déjà, en quelque sorte, de pénibles caricatures et ce, malgré leur réalité dangereuse ? En tant que romancière, Merete Pryds Helle ne peut pas s’empêcher d’individualiser ses personnages. Ce qui est contraire à la plupart de ces derniers. Par exemple le père de Juliette et le père de Roméo qui se rencontrent une seule fois, sans se connaître et sans que leur bref échange ne laisse de traces. Par hasard, ils partagent un intérêt pour l’aquariophilie, et se retrouvent un jour devant la vitrine d’un nouveau magasin. Là, ils échangent quelques phrases au sujet de ce monde littéralement flottant. Mais une fois à l’intérieur ils n’ont plus rien à se dire. Ce qui est partagé n’est visiblement pas commun. Chacun reste, si l’on veut, à côte de l’aquarium de l’autre. Voici l’issue de leur rencontre, dans l’excellente traduction de Catherine Lise Dubost :

Son sac transparent à la main dans lequel flottent les corps jaunes et oblongs de plusieurs concombres de mer, le père de Juliette sort en adressant un signe de tête discret à celui de Roméo, dans l’espoir que personne ne le remarque. Il a vraiment une drôle d’allure ce type, avec sa barbe. Et pourquoi ne porte-t-il pas un pantalon, comme tout le monde ? Le père de Roméo lui renvoie son salut avant de se tourner vers un vendeur qui s’emploie à lui capturer un chirurgien à palette. Il pense : Quelle horreur ! Il est aussi boursouflé qu’une méandrine, celui-là ! Et comme sa femme, il tourne lentement son doigt dans l’eau tiède pendant que le poisson est transféré dans un sac en plastique.

En ce sens, la seule véritable faute dont les personnages de Oh, Roméo sont responsables en tant qu’individus — et à des degrés assez divers —, se trouve dans leur incapacité de voir les autres en tant qu’individus, même là où ils rencontrent et reconnaissent leurs particularités. À vrai dire, il y a des fautes moins graves. Les seuls à ne pas commettre cette erreur d’appréciation sont les deux amants.

Dans les derniers vers de Roméo et Juliette de Shakespeare, Capulet et Montaigu se donnent la main par-dessus les corps de leurs enfants, en décidant d’honorer la mémoire de ceux-ci, les «pauvres sacrifices» de l’«inimitié» qui régnait jusque-là entre les familles. Dans Oh, Roméo, Merete Pryds Helle ne fait pas référence à ce dénouement. Chez elle, à la fin, on meurt et ce, toujours pour les mauvaises raisons, c’est-à-dire sans. Comme si le hasard des circonstances sociales, historiques et culturelles était effectivement nécessaire. Ensuite, un chien commence à aboyer sur la place Sankt Hans, non loin du balcon. Contrairement aux personnages, ce chien est une vraie bête.

Christian Bank Pedersen, Maître de langue
Christian-Bank.Pedersen@univ-lyon2.fr

Merete Pryds Helle, Oh, Roméo
Traduit du danois par Catherine Lise Dubost
Gaïa Éditions
192 pages, 19 €